2 ans auparavant, Objectif

Rita avait reçu un nouveau message fixant un rendez-vous téléphonique. À l'heure dite, le téléphone sonna et Rita sécurisa la ligne. Morgan était très nerveuse, elle avait attendu cet entretien avec la plus grande inquiétude sur la façon dont les manipulateurs allaient réagir à sa contre-attaque. Elle s'était préparée à donner une réponse dans laquelle elle capitulait sous conditions, et elle avait établi une liste détaillée des termes qu'elle avait résolu de considérer comme le minimum qu'elle devait obtenir dans une négociation, s'il y en avait une, car elle avait résolu de ne pas céder en deçà de ce qu'elle considérait comme inacceptable. À la grande surprise de Morgan, la vidéo n'était pas noire, la voix n'était pas masquée. L'homme était vêtu d'un uniforme de l'USAF avec le grade de général, dont le badge nominal portait l'indication mystérieuse K.C. Il ne se présenta pas. Néanmoins, il s'exprimait avec les intonations caractéristiques d'un officier américain pur jus.

— Bien, Morgan Kerr, combien de temps pensez-vous nous faire perdre encore ? demanda-t-il avec sévérité.

— Je vous ai déjà dit que j'avais horreur des menaces.

— Ce n'était pas à moi que vous avez eu affaire. Je viens de reprendre le dossier. Du point de vue des menaces qui pèsent sur vous, il est utile de rappeler que rien n'a changé, mais ce n'est pas sous cet éclairage que je veux placer cet entretien. J'ai un travail pour vous, et il est de votre devoir de faire ce travail.

Il marqua une pause notable. Morgan comprit que si ses manipulateurs avaient décidé de jouer la carte du devoir, ce n'était peut-être pas du fait d'un revirement de leur côté, comme on semblait vouloir le lui faire croire, mais qu'il s'agissait peut-être plutôt de l'une de ces tactiques de manipulation : après le bâton, la carotte. Il poursuivit :

« J'ai étudié le compte-rendu détaillé de vos entretiens précédents, il est évident que vous savez maintenant avec une précision suffisante qui nous sommes et les buts que nous poursuivons. Dans ce contexte, ce que nous vous demandons de faire pour nous est d'une simplicité et d'une logique enfantine, ainsi que la raison pour laquelle cette mission relève de votre devoir en tant qu'officier de l'armée des États-Unis d'Amérique. Cependant, afin que cet aspect des choses soit parfaitement clair, j'ai invité votre officier supérieur, ici présent, le Général Clark.

La caméra tourna et montra un homme d'une cinquantaine d'années au regard bleu triste et détaché, marqué par une consommation abusive d'alcool.

— Morgan Kerr, je suis votre officier supérieur. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, car votre détachement auprès de l'ASI rendait cette relation hiérarchique un peu théorique en apparence. Néanmoins, elle est tout à fait réelle, et je vous donne l'ordre formel d'obéir aux instructions du général K.C.

Morgan cherchait dans son implant les références qu'elle avait pour un général Clark, et en effet, au sens de la hiérarchie administrative et rendue virtuelle par son détachement à l'ASI, un général du nom de Clark était son supérieur. D'ailleurs l'implant ne tarda pas à authentifier le visage et la signature de la voix. Le général K.C. regarda Morgan, attendant une réponse d'elle. Elle prit une respiration et hocha la tête, consciente qu'elle entretenait encore le doute entre le signe d'une acceptation et celui qu'elle avait juste entendu ce qu'on lui avait dit. Il énonça avec soin, plissant les yeux :

« Il est également vrai, c'est un fait, que vous n'êtes pas en position de refuser. Ne gâchez pas votre dernière chance, car je vous assure que c'est votre dernière chance, si cette conversation n'aboutit pas, nous allons faire en sorte de bousiller votre carrière dans l'ASI comme dans l'US Air Force, et croyez-moi, cela ne prendra que quelques heures et ce sera tout à fait définitif.

— Mais vous aurez perdu vous aussi.

Il haussa les épaules

— Nous vous aurions perdue. Il ne nous resterait plus qu'à vous trouver un remplaçant, et nous le trouverions, bien entendu. L'équation est donc simple, c'est votre carrière contre un peu de notre temps.

Morgan respira un grand coup et donna ses conditions :

— Je veux savoir ce que je transporte, je veux un droit de regard absolu sur les cargaisons, et un droit de véto si ce que vous voulez me faire transporter ne me plaît pas. Je veux aussi retrouver mon statut de pilote orbital opérationnel, je veux être promue et mutée en escadrille. Enfin, je veux être réintégrée au NC, avec ma fille.

Il eut un petit rire.

— Rien que ça ?

Cependant, Morgan serra les poings en signe de victoire hors du champ de la caméra : elle avait vu juste, ces gens ne pouvaient pas envisager de créer une filière de contrebande sans avoir des appuis considérables dans l'ASI. En ne répondant pas que sa demande était ridicule, il venait de reconnaître qu'elle était recevable, exécutable.

— Ce sont mes conditions, ce sont aussi des éléments qui seront instrumentaux pour ce que vous voulez me faire faire, en particulier je dois être opérationnelle, au cœur du dispositif. Si vous pensez que vous pouvez arriver à vos fins sans quelqu'un à un poste clé dans la place, vous vous trompez.

L'homme resta silencieux quelques secondes, son regard chercha et se focalisa une seconde sur un point hors champ. Il répondit avec circonspection :

— Oui, ce dernier point est évident. Restez en ligne.

Il disparut. Il y eut deux minutes complètes de silence, puis en réapparaissant, il dit :

— OK, je peux vous garantir votre statut de pilote orbital actif et une promotion au grade de colonel de l'ASI. Nous allons aussi faire en sorte que vous soyez mutée à un poste opérationnel dans une escadrille de fret, je suis d'accord que c'est essentiel pour la mission que nous avons pour vous.

— Et le NC ?

— Je ne peux rien vous garantir. Nous allons voir ce que nous pouvons faire, mais il serait malhonnête de vous faire miroiter quoi que ce soit. Vous devez comprendre que ce type de requête est arbitré à un niveau plus élevé. Commencez à vous mettre au travail, je vous recontacterai dans trois jours. De quoi avez-vous besoin ?

Elle haussa les épaules

— Pour l'instant, rien de spécifique, il faut que je réfléchisse. Ce sera long et compliqué, il va falloir du temps pour tout mettre au point.

— Mais vous avez déjà une idée ?

— Bien entendu, mentit-elle avec aplomb.

La tonalité de fin de session sonna, il avait coupé.

Morgan reçut sa promotion et sa nouvelle affectation deux jours plus tard, à la grande surprise de tout son entourage. Elle fut mutée dans une escadrille spécialisée dans le fret fragile qui était réputée à juste titre pour être très difficile d'accès pour des pilotes d'origine militaire ou non européens. Elle y fut néanmoins bien accueillie. On lui attribua la responsabilité d'augmenter l'efficacité du système de transit de certaines catégories de pièces détachées, et un poste de commandant de bord. Deux semaines plus tard, elle fit un vol vers la Station Spatiale Numéro Un comme copilote afin de récupérer sa qualification opérationnelle de pilote orbital. Elle se mit à travailler jour et nuit, en plus des déplacements, ce qui inquiéta Lise qui la mit sous surveillance, veilla à son régime alimentaire, à lui faire faire des séances de yoga, lui prodigua des massages, et l'incita à continuer à pratiquer autant de sport que son agenda le lui permettait, et l'y accompagna. Du coup, Lise finit de prendre sa place comme parent adoptif pour Esmeralda et comme intendante de la maison à Santa-Maria. À Almogar, Morgan se mit à faire de véritables étincelles. Sa motivation était devenue extrême depuis qu'elle avait décidé de saisir la chance que cette mutation lui offrait de prouver sa véritable valeur. Son accident et sa thèse lui avaient donné un recul salutaire. Elle possédait sur la filière logistique orbitale une vue à la fois synthétique et approfondie. Aussi, elle se mit à utiliser et à affûter ce talent instinctif qu'elle avait pour associer les gens avec qui elle travaillait au processus de prise de décision, et en les impliquant ainsi, à leur faire donner le meilleur, tout en se taillant une réputation de personne à la fois efficace et agréable. De même, elle montra qu'elle avait un instinct très sûr pour gérer les risques, en particulier quand il s'agissait de créer des processus nouveaux en ayant recours à des assemblages de procédures existantes. Elles obtenaient du coup en des temps records l'association unique d'une grande flexibilité et d'une vitesse d'exécution exceptionnelle, tout en respectant les critères de sécurité et de fiabilité. Au total, sa compétence, sa volonté, sa force de travail et de conviction, la qualité de son contact, son sens de la gestion des projets, tout se lia pour la faire réussir dans son nouveau poste. En parallèle, les contacts téléphoniques anonymes se poursuivirent, et comme elle se montra docile, le ton changea. On la mit en contact avec des experts techniques qui lui fournirent au compte-gouttes de l'information sur les caractéristiques des cargaisons pirates. Morgan se mit de même à travailler d'arrache-pied sur ce projet là, avec Rita en appui. Le point clé fut vite identifié : il fallait trouver un système pour tromper le système de vérification des colis de la plateforme logistique d'Almogar. Il fallait aussi confondre le réseau de capteurs du StarWanderer et les modules de surveillance de la cargaison enfouis au cœur du système de l'avion orbital. Morgan et Rita planchèrent sur le problème des jours entiers. L'IA se révélait très utile pour rechercher l'information nécessaire dans l'immense base de données que Michael avait fournie. Cependant, comme Morgan, indécise, resta trois semaines sans donner réponse aux requêtes réitérées de son correspondant pour fournir un plan détaillé, on lui rappela la menace qui planait au-dessus d'elle. La solution prônée par Rita consistait à infiltrer les systèmes du StarWanderer pour en prendre le contrôle. Cette idée parut d'emblée irréaliste à Morgan. Elle ne doutait pas que Rita soit capable de prendre le contrôle d'un avion orbital, elle doutait de pouvoir garantir que les effets secondaires fussent inoffensifs. En fin de compte, Morgan décida qu'il lui fallait une installation de contrôle et de réemballage spécifique, adaptée aux systèmes du StarWanderer et qui permettrait d'émuler les signatures des colis en contrebande afin de les rendre conformes à des manifestes générés sur mesure. L'ASI en effet sous-traitait à des entreprises spécialisées l'emballage et la certification de certaines cargaisons en containers standards adaptés aux soutes des StarWanderer et des vaisseaux de transit interplanétaires. Il suffisait en théorie de monter une société de ce type qui réemballerait les cargaisons pirates. En pratique, il y avait un gros travail d'ingénierie, il fallait mettre en place une chaîne semi-automatique pour tester et analyser les colis, les réemballer avec l'interface ad hoc, tester le résultat et générer le certificat bidon, le tout de façon conforme aux normes de l'ASI. Enfin, il ne resterait plus à Morgan qu'à valider chaque container pour éviter qu'il soit soumis à des tests supplémentaires. Or, du fait de son poste, elle avait accès au système qui surveillait cette procédure. En théorie, il suffisait qu'elle soit seule dans la salle de contrôle quelques minutes pour entrer les données. Pour Morgan, l'avantage de ce système était qu'il ne risquait pas de compromettre la sécurité du vol, puisqu'elle vérifierait elle-même l'innocuité de la cargaison et de son emballage. Quand Morgan annonça ce choix à ses correspondants techniques anonymes, elle reçut en réponse, la semaine suivante, une avalanche de questions, dont certaines révélèrent des aspects de ses idées dont elle n'avait pas poussé tous les tenants et aboutissants et qu'elle utilisa pour améliorer son plan. En particulier, il fallait qu'elle obtienne une tonne de certifications pour sa petite entreprise, et elle n'avait pas soupçonné les difficultés que cela représentait avant qu'on lui communique le rapport d'un expert de ce type de falsification à qui ses commanditaires avaient sous-traité cet aspect du problème. Heureusement, l'expert ne se contenta pas de relever les problèmes, il donna aussi des solutions.

Elle posa donc un échéancier et demanda des crédits pour démarrer le travail. Elle reçut en quelques heures les sommes considérables qu'elle demandait, par le biais d'un système complexe de sociétés-écrans. Elle eut l'impression que si elle avait eu l'appât du gain, elle aurait pu gonfler les factures et s'enrichir, mais elle se rendit compte avec une sorte d'amertume qu'elle n'avait pas du tout la fibre pour ce genre de trafic.